Les valeurs québécoises

Le 27 avril dernier, à la Maison Aurore, se tenait un débat public autour du thème des valeurs québécoises.
Quatre invités, dont un ancien député au parlement, une juriste spécialiste des droits de la personne et une littéraire passionnée par les mythes qui animent l’imaginaire québécois, partageaient leur vision.
Alain Mongeau, le curé de Saint-Jean-Baptiste de Montréal, figurait parmi les intervenants à titre de prêtre.
Voici le texte de son allocution ».


Je voudrais profiter de cette audience distinguée pour rendre hommage à mon grand-père, feu Ludger Bouchard, illustre inconnu. Il fut marin au moyen-cours sur notre grand fleuve Saint-Laurent. Il qui mange aujourd’hui les pissenlits par la racine dans le joli petit cimetière de St-Joseph-de-la Rive. RIP. Ce dernier m’a transmis sa passion pour la mer qui, à son tour, a tourné mon regard vers le ciel. En effet, en prenant une simple mesure dans le firmament astral avec ce bidule en plastique nommé « sextant », on apprend à nous situer sur terre avec une précision étonnante, pourvu que les mesures de départ soient les bonnes.

J’aimerais creuser un peu cette image en lien avec le thème de ce soir, nos valeurs québécoises. Je voudrais surligner, dans le concert de toutes les belles valeurs que l’on peut énoncer, une qui me parait être mère de toutes les autres.

Pour que des valeurs vaillent quelque chose, autant qu’elles aient de la valeur, partagée par tous. L’inverse produit des singularités et des manies qui finissent par graviter, tels des astres, autour d’un centre appelé « l’ego ».

Je me permets quelques points de repère plus personnels.
Je suis né en 1963. C’était l’année de l’assassinat de Kennedy, la mort d’Édith Piaf, de l’inauguration de la Place des arts, le FLQ faisait déjà exploser des bombes, et j’ai lu que les Maple Leafs de Toronto avaient remporté cette année-là la coupe Stanley.

Je me considère donc comme en arrière garde de la génération des baby-boomers. J’ai raté le gros de l’affaire Woodstock, des Beatles et les fiévreuses manifs politico-nationalistes du 24 juin.

À l’adolescence, mon radar sociologique clignotait pourtant à tout rompre. Une génération francophone était massivement arrivée aux postes de commande du Québec. Tout devenait possible dans un contexte de prospérité économique et d’innovation sans précédent. Une revanche historique à l’humiliante défaite des Plaines d’Abraham (qui nous avait décapités de notre intelligentsia) et d’un régime fédéral à prédominance anglo-saxonne devenait réalistement pensable. Les artistes et les poètes rassemblaient et galvanisaient la ferveur. Les gens se reconnaissaient et se saluaient dans la rue. Le Parti Québécois prenait son essor. On voyageait sur le pouce de party en party, d’auberge en auberge en chantant « gens du pays ». Je jouais alors (mal) de la guitare dans un groupe de musique traditionnelle québécoise. Une fièvre nationaliste, tissée d’un cocktail de valeurs originales fait d’hippisme, de marxisme, d’Évangile, de gros bon sens campagnard ou ouvrier planait comme une sorte d’ivresse chargée de promesses.

J’ai étudié en journalisme et en littérature pour être bien certain de ne rien manquer de tout cela. Sans doute aussi par amour des gens, mais cela, je ne le savais pas encore. À l’époque, mon credo de valeurs québécoises se résumait assez bien dans les « 36 cordes sensibles des québécois » de Jacques Bouchard, alors président fondateur de l’agence BCP. En bon sociologue de la publicité, il traçait une sorte de portrait-robot du québécois sous l’angle de ses motifs plus ou moins avoués. Pour vendre du savon, un char ou un parti politique à M. Tremblay: connaître Monsieur Tremblay. Je le mentionne d’autant plus volontiers que la lecture de cet ouvrage, souvent réédité, demeure encore aujourd’hui, pour une large part, bien actuel. Je l’ai quelquefois offert à de nouveaux arrivants au Québec.

Au retour d’un séjour d’une douzaine d’années en Europe, j’ai retrouvé, vers le milieu des années 90, un Québec qui avait bien changé. Je revois l’image de familles de toutes les couleurs et origines allumant des cierges au pied de la statue de Saint-Joseph, à l’oratoire. M’est venue la question : « aurions-nous bâti tout cela que pour finalement accueillir les autres » ?

Comment retrouver un sentiment de solidarité collectif dans un climat et une culture où l’individu est roi ?

64% des habitants du Plateau vivent seuls.

J’habite mon quartier depuis environ 25 ans. Le café du coin, jadis un poulailler où tout le monde venait discuter, est aujourd’hui aussi fréquenté, mais plus silencieux qu’un monastère. On n’y entend que le cliquetis des claviers d’ordinateur et le son de la machine à café. On ose à peine y élever la voix. L’ère des communications a emmuré notre monde dans un individualisme impressionnant.

Dans mon ministère de prêtre, j’accueille et je visite un nombre inimaginable de gens seuls, vivant toutes sortes de détresses.

La crise sanitaire a mis en évidence un autre trait des valeurs de la société québécoise d’aujourd’hui : le Culte de la santé et du corps.
On a, sans trop d’hésitation, sacrifié nos libertés pour soutenir le système de santé défaillant devenu tout à coup, le centre de gravité de toute notre activité. Entendons-nous : je soutiens entièrement tous les efforts, souvent héroïques, du personnel de la santé.

Culte matérialiste.

Don't look up vers les questions qui remettraient en cause le système.

Pour nous consoler de deux ans de crise sanitaire et d’isolement : un cadeau de $500 pour lutter contre l’inflation.
Don't look up vers les questions qui remettraient en cause le système.
L’ex-patron de Rona nous racontait comment il a été viré par ses actionnaires à cause de ses soucis éthiques, humains et environnementaux. L’humble quincaillerie familiale était pourtant passée, sous sa gérance, à une entreprise en capital-actions valant les 4 milliards de dollars.

Une des choses qui m’agaçait un peu, à l’époque où j’animais des soirées de musique traditionnelle québécoise, était les valeurs religieuses auxquels elles référaient si souvent. Encombrant passé, pas vraiment assumé comme pour la plupart de mes concitoyens.
Les valeurs québécoises, ne nous en déplaisent, étaient historiquement largement référencées aux Évangiles. Le concept même de la « personne » (droits de la personne) fut élaboré en lien avec le dogme de la Sainte Trinité (une révolution conceptuelle après le citoyen, l’esclave, le sujet, ou l’aristocrate). Il est intéressant que certaines sociétés, au motif même de leurs convictions, rejettent la notion de droit de la personne au profit d’autres catégories sociales ou religieuses, ou encore de la prédominance de l’état sur tout autre fondement.

La référence sociologique, aujourd’hui, parle de citoyen, d’individu, de « consommateur », d’électeur.

Les valeurs, séparées de leurs sources d’inspiration, deviennent comme des fleurs coupées : après quelque temps elles se flétrissent, selon l’expression du journaliste du Monde Jean-Claude Guilbault. Je le constate souvent lors de demandes de baptêmes ou de sacrements dans l’église. On sent que les valeurs ont besoin d’un « boost », d’une source d’inspiration dynamique capable de les réanimer. Il s’agit d’une discussion vitale sans quoi mon rôle ne devient que celui d’un gardien de musée plus ou moins nostalgique.

Au moment où quelques personnes réfléchissent sur l’opportunité d’une charte des valeurs québécoise, je ressens combien l’identité d’un peuple ne saurait s’établir au moyen de lois ou de règlements. La peur de la confrontation avec les valeurs fortes, parfois jusqu’à l’agressivité de la part de nouveaux venus dans notre pays ne saurait justifier un tel exercice.

Une culture doit procéder par rayonnement, avec humilité, intégrité et assurance. C’est lorsque l’identité s’affaiblit que l’autre devient une menace d’assimilation. C’est alors que s’installe la peur. Il me semble que les succès des discours de droite politique et de conservatisme, ici et ailleurs dans le monde, découlent largement de ce phénomène. La question se pose de manière de plus en plus virulente en Europe. Il n’y a qu’à se promener dans les quartiers nord de Paris pour sentir les nouvelles proportions qu’on pris ce phénomène.

Cela pose un problème d’accueil et d’intégration. Nombre de familles immigrantes, au départ très souvent avides de rencontrer notre culture, ne sont pas toujours convaincues de vouloir vraiment intégrer leurs enfants aux valeurs québécoises.

Les Québécois ont-ils perdu leur âme ?

J’ai l’impression parfois que ce pays est devenu étranger à ce qui l’a engendré.
Québec, une bonne confession te ferait le plus grand bien! Pour restaurer tes vraies valeurs, te réconcilier avec ton passé, retrouver sans honte ta place sur terre dans le concert des peuples et t’ouvrir sans complexe à l’expérience de l’accueil de la différence sans perdre ton identité profonde.

Je reviens à l’image du sextant. Ce machin en plastique me fournit une mesure bien partielle de cet immense univers dans la visée où je me découvre comme une entité bien modeste. Néanmoins, il me permet de prendre mes marques, trouver des points de comparaison, marquer ma position réelle.

De même, la valeur d’ouverture à la transcendance déplace mon centre de gravité de l’ego vers l’autre. Elle décentre du « moi » tout puissant, elle réenracine l’identité personnelle, elle réenchante le monde, redonne souffle à la poésie, inspire la dignité et le mystère de l’autre, ajoute du bois dans le poële de l’amour, réinvente des chemins de communion, de solidarité véritable, nourrie les rencontres, perce les nuages de la peur pour retrouver la chaleur d’un soleil primordiale qu’on appelle l’espérance, elle nous remet en communion existentielle avec le passé, le présent, l’avenir et, permettez-moi de rajouter, l’éternel.

Nous vivons à dans un contexte où il est possible de nous réapproprier ce message sans les excès d’un appareil ecclésial ou moralisateur ambigu. J’ai misé là-dessus les plus grands engagements de ma vie. Suis-je le dernier des Mohicans curé ? Je verrai cela de là-haut les pieds pendant d’un nuage assis à côté de Ludger Bouchard, mon grand-père.
En attendant, je scrute le ciel pour mieux m’enraciner sur la terre, ma terre, notre terre. Une charte des valeurs québécoises ne trouvera une âme que dans l’ouverture à plus grand, à une philosophie englobante, à « l’Autre transcendant » comme le disait le philosophe Emmanuel Levinas, au personnalisme disait Emmanuel Mounier.

Pas de prêchi-prêcha avais-je promis. Aussi, je laisse le dernier mot à notre Ginette Reno nationale. À des jeunes qui lui demandaient quelle était la valeur à laquelle elle accordait le plus grand prix, elle répondit sans hésiter : « La foi. Car c’est le contraire de la peur ».

Alain Mongeau

Curé

Père Alain est curé de la Paroisse Saint-Jean-Baptiste, située en plein cœur du Plateau Mont-Royal, à Montréal.